Extrait : " LETTRE SECONDE.
_Aline à Valcour_.
6 Juin.
De quelles expressions me servir? Comment adoucirai-je le coup qu'il faut que je vous porte? Mes sens se
troublent, ma raison m'abandonne, je n'existe plus que par le sentiment de ma douleur.... Pourquoi vous ai-je
vu? pourquoi ces traits charmans ont-ils pénétré dans mon âme? Pourquoi m'avez-vous entraînée dans l'abîme
avec vous? Hélas! que nos instans de bonheur ont été courts! Qui sait, grand Dieu! qui sait quelles sont les
bornes de ceux qui doivent les suivre? Mon ami, il faut ne nous plus voir.... Le voilà dit, ce mot cruel; j'ai pu
le tracer sans mourir!... Imitez mon courage. Mon père a parlé en maître, il veut être obéi. Un parti se
présente, ce parti lui convient, cela suffit; ce n'est pas mon aveu qu'il demande, c'est son intérêt qu'il consulte,
et le sacrifice entier de tous mes sentimens doit être fait à ses caprices. N'accusez point ma mère, il n'y a rien
qu'elle n'ait dit, rien qu'elle n'ait fait, rien qu'elle n'imagine encore.... Vous savez comme elle aime sa fille, et
vous n'ignorez pas non plus les sentimens de tendresse qu'elle éprouve pour vous.... Nos larmes se sont
mêlées.... Le barbare les a vues, et n'en a point été attendri.... O mon ami! je crois que l'habitude de juger les
autres, rend nécessairement dur et cruel. «C'est un parti convenable, madame, a-t-il dit en fureur à ma mère: je
ne souffrirai point que ma fille le manque. d'Olbourg est mon ami depuis vingt-cinq ans, et il a cent mille écus
de rente; toutes vos petites considérations peuvent-elles balancer un argument de cette force? Epouse-t-on par
amour aujourd'hui?... C'est par intérêt, ces seules lois doivent assortir les noeuds de l'hymen; hé, qu'importe de
s'aimer, pourvu qu'on soit riche! L'amour donne-t-il de la considération dans le monde? Non, en vérité,
madame, c'est la fortune, et l'on ne vit point sans considération. D'ailleurs, qu'a donc mon ami d'Olbourg pour
inspirer de l'éloignement à votre fille? (Oh, Valcour, je voudrais que vous le vissiez!) Est-ce parce que ce n'est
pas un de ces freluquets du jour, qui, faisant croire à une jeune personne qu'ils en sont épris uniquement parce
qu'ils la savent riche, épousent la dot et laissent la fille? ou peut-être ce sont les talens et l'esprit qui vous
séduisent. Quoi! parce qu'un homme aura fait quelques comédies, quelques épigrammes, qu'il aura lu Homère
et Virgile, il possédera, de ce moment, tout ce qu'il faut pour faire le bonheur de votre fille!»
Aline et Valcour, tome 1 5
Vous voyez, mon ami, sur qui tombait ce dernier sarcasme; mais le cruel craignant que nous ne l'eussions pas
encore entendu: «Je vous prie répliqua-t-il, en colère, madame, d'écrire sur-le-champ à M. de Valcour que ses
visites m'honorent infiniment, sans doute, mais qu'il m'obligera pourtant de les supprimer; je ne veux pas
donner ma fille à un homme qui n'a rien.--Sa naissance, reprit ma mère, vaut mieux que la mienne.--Je le sais
bien, madame; voilà toujours l'orgueil des filles de condition; avec elles la naissance fait tout. Voulez-vous
que ma fille éprouve avec son Valcour ce qui m'est arrivé avec vous? Epouser du parchemin?... A quoi me
sert, je vous prie, celui que vous m'avez donné?... J'aimerais mieux vingt-cinq mille francs par an, que toutes
ces généalogies, qui comme les vers phosphoriques, ne brillent que par l'obscurité, ne sont illustres que parce
qu'on n'en voit pas l'origine, et dont on peut dire tout ce qu'on veut, parce que le bout manque. Valcour est
d'une bonne maison, je le sais, il a de plus un puissant mérite à vos yeux, il est passionné pour les
belles-lettres; mais moi, que cette considération touche fort peu ... je veux de l'argent, et il n'a pas le sou. Voilà
sa sentence, apprenez-la lui, je vous le conseille». A ces mots, il a disparu, et nous a laissées, ma mère et moi,
dans les larmes.
_Aline à Valcour_.
6 Juin.
De quelles expressions me servir? Comment adoucirai-je le coup qu'il faut que je vous porte? Mes sens se
troublent, ma raison m'abandonne, je n'existe plus que par le sentiment de ma douleur.... Pourquoi vous ai-je
vu? pourquoi ces traits charmans ont-ils pénétré dans mon âme? Pourquoi m'avez-vous entraînée dans l'abîme
avec vous? Hélas! que nos instans de bonheur ont été courts! Qui sait, grand Dieu! qui sait quelles sont les
bornes de ceux qui doivent les suivre? Mon ami, il faut ne nous plus voir.... Le voilà dit, ce mot cruel; j'ai pu
le tracer sans mourir!... Imitez mon courage. Mon père a parlé en maître, il veut être obéi. Un parti se
présente, ce parti lui convient, cela suffit; ce n'est pas mon aveu qu'il demande, c'est son intérêt qu'il consulte,
et le sacrifice entier de tous mes sentimens doit être fait à ses caprices. N'accusez point ma mère, il n'y a rien
qu'elle n'ait dit, rien qu'elle n'ait fait, rien qu'elle n'imagine encore.... Vous savez comme elle aime sa fille, et
vous n'ignorez pas non plus les sentimens de tendresse qu'elle éprouve pour vous.... Nos larmes se sont
mêlées.... Le barbare les a vues, et n'en a point été attendri.... O mon ami! je crois que l'habitude de juger les
autres, rend nécessairement dur et cruel. «C'est un parti convenable, madame, a-t-il dit en fureur à ma mère: je
ne souffrirai point que ma fille le manque. d'Olbourg est mon ami depuis vingt-cinq ans, et il a cent mille écus
de rente; toutes vos petites considérations peuvent-elles balancer un argument de cette force? Epouse-t-on par
amour aujourd'hui?... C'est par intérêt, ces seules lois doivent assortir les noeuds de l'hymen; hé, qu'importe de
s'aimer, pourvu qu'on soit riche! L'amour donne-t-il de la considération dans le monde? Non, en vérité,
madame, c'est la fortune, et l'on ne vit point sans considération. D'ailleurs, qu'a donc mon ami d'Olbourg pour
inspirer de l'éloignement à votre fille? (Oh, Valcour, je voudrais que vous le vissiez!) Est-ce parce que ce n'est
pas un de ces freluquets du jour, qui, faisant croire à une jeune personne qu'ils en sont épris uniquement parce
qu'ils la savent riche, épousent la dot et laissent la fille? ou peut-être ce sont les talens et l'esprit qui vous
séduisent. Quoi! parce qu'un homme aura fait quelques comédies, quelques épigrammes, qu'il aura lu Homère
et Virgile, il possédera, de ce moment, tout ce qu'il faut pour faire le bonheur de votre fille!»
Aline et Valcour, tome 1 5
Vous voyez, mon ami, sur qui tombait ce dernier sarcasme; mais le cruel craignant que nous ne l'eussions pas
encore entendu: «Je vous prie répliqua-t-il, en colère, madame, d'écrire sur-le-champ à M. de Valcour que ses
visites m'honorent infiniment, sans doute, mais qu'il m'obligera pourtant de les supprimer; je ne veux pas
donner ma fille à un homme qui n'a rien.--Sa naissance, reprit ma mère, vaut mieux que la mienne.--Je le sais
bien, madame; voilà toujours l'orgueil des filles de condition; avec elles la naissance fait tout. Voulez-vous
que ma fille éprouve avec son Valcour ce qui m'est arrivé avec vous? Epouser du parchemin?... A quoi me
sert, je vous prie, celui que vous m'avez donné?... J'aimerais mieux vingt-cinq mille francs par an, que toutes
ces généalogies, qui comme les vers phosphoriques, ne brillent que par l'obscurité, ne sont illustres que parce
qu'on n'en voit pas l'origine, et dont on peut dire tout ce qu'on veut, parce que le bout manque. Valcour est
d'une bonne maison, je le sais, il a de plus un puissant mérite à vos yeux, il est passionné pour les
belles-lettres; mais moi, que cette considération touche fort peu ... je veux de l'argent, et il n'a pas le sou. Voilà
sa sentence, apprenez-la lui, je vous le conseille». A ces mots, il a disparu, et nous a laissées, ma mère et moi,
dans les larmes.