Extrait: C?ETAIT... ma foi, il me semble souvent que c?était il y a trois cents ans : tant est longue la file d?événements, de personnes, de villes, de succès, de déboires, de joies et de chagrins qui me séparent de cette époque lointaine. J?habitais alors Kiev, tout à l?entrée du Podol , au bas de l?Alexandrovskaïa Gorka, dans un hôtel meublé, à l?enseigne du « Port du Dnièpre », que tenaient un ancien cuisinier de paquebot congédié pour ivrognerie et sa femme Anna Pétrovna, hyène avide, méchante et rusée. Nous étions six pensionnaires, tous sans fa"mille. Le plus ancien occupait la chambre n° 1. Autrefois propriétaire d?un magasin de corsets et d?appareils orthopédiques, il avait mangé son fonds aux cartes ; un vague emploi lui permit de végéter quelque temps, mais la passion du jeu le dévoya complètement. Il menait main-tenant une existence absurde et cauchemardesque : dormant le jour, il se glissait, la nuit venue, dans les tripots clandestins qui foisonnent sur les quais du Dnièpre, tout le long du port. Comme tous les joueurs pour qui le jeu est une passion et non un calcul, il se montrait affable, généreux et fataliste. Au n° 3 logeait l?ingénieur Boutkovskiï. À l?en croire, il sortait de toutes les écoles : Eaux et Forêts, Mines, Ponts et Chaussées, Polytechnique, sans compter je ne sais quel grand établissement étranger. Et vraiment la variété de ses connaissances le faisait ressembler à un saucisson farci, ou à une valise bondée, dans la hâte d?un départ, des frusques les plus hétéroclites et fermée à coups de genou, mais qui, à peine ouverte, laisse échapper tout son contenu. Il discutait savamment et sans se faire prier, de pilotage, aviation, botanique, statistique, dendrologie, politique, paléontologie, astronomie, fortification, musique, aviculture, jardinage, reboisement et canalisation. Il faisait tous les mois une ribote de trois jours : il ne s?exprimait alors qu?en français et rédigeait en cette langue les laconiques demandes d?argent qu?il adressait à d?anciens collègues. Les cinq jours suivants il cuvait son vin sous un plaid à carreaux bleus. C?étaient là toutes ses occupations, à part la composition de longues épîtres qu?il envoyait à toutes sortes de journaux sur toutes espèces de sujets : dessèchement des marais de la Polièssie, découverte d?une étoile, forage de puits artésiens, etc. Lorsqu?il lui tombait quelque argent, il intercalait les billets dans les feuilles des bouquins épars sur son étagère, se ménageant ainsi des surprises. Je l?en-tends encore me dire en grasseyant : ? Mon cher, prenez, je vous prie, le tome IV d?Élysée Reclus : vous y trouverez, entre les pages 200 et 300, les cinq roubles que je vous dois. Complètement chauve, il portait une barbe blanche et des favoris gris en éventail. Je demeurais au n° 8. Mon voisin du n° 7, étudiant sage, joufflu, bègue et rasé, est aujourd?hui un procureur fort célèbre. Au n° 6 gîtait un gros Allemand des Provinces Baltiques, Carl, conducteur des ponts et chaussées, atteint du tremblement spécial aux buveurs de bière. Enfin, le n° 5 abritait Mademoiselle Zoé, fille publique, que notre logeuse estimait bien plus que nous tous pris ensemble. En effet, elle payait un loyer plus élevé et le réglait toujours d?avance ; aucun bruit ne s?élevait de sa chambre, car elle ne recevait ? et encore rarement ? que des messieurs sérieux, âgés et tranquilles, et passait la plupart de ses nuits au dehors, dans d?autres bouges. Nous nous connaissions tous... sans nous connaître.
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