Extrai:
Je suis sortie de chez moi vers midi. J’avais beaucoup à faire et j’étais bien en retard. Voilà qu’à la porte d’une maison je rencontre une vieille femme, très-vieille, toute décrépite, appuyée sur un bâton. Il était impossible de deviner son âge. Elle était assise auprès de la porte cochère, sur le banc du dvornik. Elle se reposait. J’avais affaire dans une autre maison, à quelques pas de là. J’y entre, et, en sortant, je retrouvai ma vieille assise maintenant sur le banc du dvornik de cette maison. Elle me regarda, je lui souris et j’entrai dans un magasin où j’avais à prendre des bottines pour ma fille. Quatre ou cinq minutes après, sur la perspective Newsky, je revois ma vieille, à la porte d’une troisième maison, assise cette fois, à défaut de banc, sur une borne auprès de la porte. Je m’arrête malgré moi devant elle, songeant : Pourquoi s’assied-elle ainsi devant toutes les maisons ?
— Tu es fatiguée, lui demandai-je, ma vieille ?
— Oui, fatiguée, ma fille, toujours fatiguée, et je me suis dit : Il fait chaud, le soleil brille, je vais aller dîner chez mes petits-enfants.
— Alors, babouchka, tu vas dîner ?
— Dîner, ma fille, dîner.
— Mais tu n’iras pas loin comme cela !
— Oh ! que si : je me repose, je me relève, je fais quelques pas, puis je me repose encore et je recommence.
Je la regarde. Elle me paraît très-curieuse : une petite vieille, proprette, des habits usés. Probablement de la mechtchanstsvo[1]. Le visage flétri, jauni, décharné, des lèvres incolores. Une sorte de momie. Mais cette momie sourit, et le soleil luit pour elle comme pour les vivants.
— Tu dois être très-vieille, babouchka, lui dis-je en souriant.
— Cent quatre ans, ma fille, cent quatre ans seulement. Et toi, où vas-tu donc ?
Elle me regarda et rit, probablement joyeuse de causer. Mais il me parut étrange qu’une centenaire eût la curiosité de savoir où j’allais, comme si cela pouvait l’intéresser.
— Eh bien ! babouchka, dis-je en riant aussi, je viens d’acheter des souliers pour ma fille, et je les porte à la maison.
— Comme ils sont petits ! Vois-tu ? Elle est toute petite, ta fille ! As-tu encore d’autres enfants ?
Et de nouveau elle rit, m’interrogeant du regard. Ses yeux sont mornes, ternis, mais une sorte de chaleur intime les anime parfois.
— Babouchka, veux-tu prendre ces cinq kopecks ? Tu achèteras un petit pain.
— Quoi ? Cinq kopecks ? merci, je les prends.
— Prends-les sans t’offenser, babouchka.
Elle les prend. On voit bien que ce n’est pas une mendiante, elle n’en est pas là. Elle a pris l’argent d’une manière très-convenable, pas du tout comme une aumône, par amabilité, en quelque sorte, par bonté d’âme. Du reste, elle est peut-être contente : qui donc lui parle jamais, à la pauvre vieille ? Et non-seulement aujourd’hui on lui parle, mais on s’intéresse à elle, on lui témoigne de la sympathie.
— Eh bien ! adieu, lui dis-je, babouchka. Je te souhaite d’arriver en bonne santé !
— J’arriverai, ma fille, j’arriverai… J’arriverai. Et toi, va trouver ta petite-fille, dit la vieille, oubliant que je ne suis pas encore grand’mère et s’imaginant sans doute que toutes les femmes sont grand’mères.
Je m’en allai et me retournai pour la voir encore : elle se lève lentement, avec peine, en frappant de son petit bâton, et, se traînant, fait quelques pas. Peut-être lui faudra-t-il se reposer une dizaine de fois encore avant d’atteindre le logis des siens, chez qui elle doit dîner. Et où va-t-elle donc ? Quelle étrange petite vieille !
Je suis sortie de chez moi vers midi. J’avais beaucoup à faire et j’étais bien en retard. Voilà qu’à la porte d’une maison je rencontre une vieille femme, très-vieille, toute décrépite, appuyée sur un bâton. Il était impossible de deviner son âge. Elle était assise auprès de la porte cochère, sur le banc du dvornik. Elle se reposait. J’avais affaire dans une autre maison, à quelques pas de là. J’y entre, et, en sortant, je retrouvai ma vieille assise maintenant sur le banc du dvornik de cette maison. Elle me regarda, je lui souris et j’entrai dans un magasin où j’avais à prendre des bottines pour ma fille. Quatre ou cinq minutes après, sur la perspective Newsky, je revois ma vieille, à la porte d’une troisième maison, assise cette fois, à défaut de banc, sur une borne auprès de la porte. Je m’arrête malgré moi devant elle, songeant : Pourquoi s’assied-elle ainsi devant toutes les maisons ?
— Tu es fatiguée, lui demandai-je, ma vieille ?
— Oui, fatiguée, ma fille, toujours fatiguée, et je me suis dit : Il fait chaud, le soleil brille, je vais aller dîner chez mes petits-enfants.
— Alors, babouchka, tu vas dîner ?
— Dîner, ma fille, dîner.
— Mais tu n’iras pas loin comme cela !
— Oh ! que si : je me repose, je me relève, je fais quelques pas, puis je me repose encore et je recommence.
Je la regarde. Elle me paraît très-curieuse : une petite vieille, proprette, des habits usés. Probablement de la mechtchanstsvo[1]. Le visage flétri, jauni, décharné, des lèvres incolores. Une sorte de momie. Mais cette momie sourit, et le soleil luit pour elle comme pour les vivants.
— Tu dois être très-vieille, babouchka, lui dis-je en souriant.
— Cent quatre ans, ma fille, cent quatre ans seulement. Et toi, où vas-tu donc ?
Elle me regarda et rit, probablement joyeuse de causer. Mais il me parut étrange qu’une centenaire eût la curiosité de savoir où j’allais, comme si cela pouvait l’intéresser.
— Eh bien ! babouchka, dis-je en riant aussi, je viens d’acheter des souliers pour ma fille, et je les porte à la maison.
— Comme ils sont petits ! Vois-tu ? Elle est toute petite, ta fille ! As-tu encore d’autres enfants ?
Et de nouveau elle rit, m’interrogeant du regard. Ses yeux sont mornes, ternis, mais une sorte de chaleur intime les anime parfois.
— Babouchka, veux-tu prendre ces cinq kopecks ? Tu achèteras un petit pain.
— Quoi ? Cinq kopecks ? merci, je les prends.
— Prends-les sans t’offenser, babouchka.
Elle les prend. On voit bien que ce n’est pas une mendiante, elle n’en est pas là. Elle a pris l’argent d’une manière très-convenable, pas du tout comme une aumône, par amabilité, en quelque sorte, par bonté d’âme. Du reste, elle est peut-être contente : qui donc lui parle jamais, à la pauvre vieille ? Et non-seulement aujourd’hui on lui parle, mais on s’intéresse à elle, on lui témoigne de la sympathie.
— Eh bien ! adieu, lui dis-je, babouchka. Je te souhaite d’arriver en bonne santé !
— J’arriverai, ma fille, j’arriverai… J’arriverai. Et toi, va trouver ta petite-fille, dit la vieille, oubliant que je ne suis pas encore grand’mère et s’imaginant sans doute que toutes les femmes sont grand’mères.
Je m’en allai et me retournai pour la voir encore : elle se lève lentement, avec peine, en frappant de son petit bâton, et, se traînant, fait quelques pas. Peut-être lui faudra-t-il se reposer une dizaine de fois encore avant d’atteindre le logis des siens, chez qui elle doit dîner. Et où va-t-elle donc ? Quelle étrange petite vieille !