Extrait :
I
Dans une première étude sur la princesse de Liéven[2], j’ai raconté comment se forma entre elle et Guizot, alors qu’ils avaient atteint la maturité de l’âge, la tendre amitié qui devait durer autant qu’eux-mêmes, toujours plus intime et plus profonde. À la lumière de leur volumineuse correspondance, on a vu ce sentiment éclore, s’épanouir, gagner chaque jour en puissance, produire les plus rares fleurs, en dépit des agitations de leur âme, qui auraient pu les flétrir, et le parfum de ces fleurs se répandre sur toute leur vie. Mais ce n’est là qu’un des aspects de leur liaison. Elle en présente un autre dont on ne saurait ne pas tenir compte si l’on veut avoir de cette liaison une idée exacte et cols piète. Le sentiment qu’ils ont poussé si loin ne fait pas tous les frais de leurs relations. Les événemens y ont aussi leur part. Dans les lettres où ils se plaisent à envelopper des formes les plus passionnées les témoignages de leur affection réciproque, il y a toujours place pour les faits quotidiens, d’ordre politique et diplomatique, auxquels ils sont mêlés, tantôt acteurs, tantôt témoins.
Tour à tour député, ambassadeur, ministre, président du Conseil, Guizot a occupé pendant dix ans, sous un prince éclairé, dont il avait conquis la confiance, le premier rang dans le gouvernement, constamment en vedette parmi les orages d’un règne qui n’a guère connu le repos. Il a vu de près non seulement tous les personnages illustres de son pays, mais aussi tous les hommes d’État, jeunes et vieux, qui brillaient de son temps : Metternich, Wellington, Nesselrode, Granville, Palmerston, Aberdeen, d’autres encore. Il les a eus successivement pour adversaires ou pour alliés. Il a traité avec eux des grandes questions internationales et parfois dans les circonstances les plus dramatiques, comme par exemple en 1840, lorsque la question d’Orient menaçait de mettre le monde en feu. La princesse de Liéven connaissait mieux encore que lui ce personnel directeur des affaires européennes. Elle l’avait longuement pratiqué. Elle y comptait des sympathies et des inimitiés. Ils étaient donc exceptionnellement placés l’un et l’autre pour juger les événemens et les hommes. Lorsqu’ils s’écrivaient, ils ne se faisaient pas faute de se dire ce qu’ils en pensaient.
Envisagée à ce point de vue, leur correspondance constitue un document historique d’une autorité incontestable. À tous ceux qu’intéressent les faits, elle offre un attrait égal à celui qu’elle offre, d’autre part, à ceux qui attachent plus de prix’à l’histoire des âmes qu’à celle des événemens. Ce côté documentaire, volontairement négligé dans ce que j’ai déjà révélé des papiers si libéralement offerts à mes recherches, méritait aussi d’être mis en lumière. C’est à cet effet que je rouvre une fois encore ces précieux dossiers, en prenant pour cadre de la suite d’études, dont j’y puise les élémens, les rapports de la France avec l’Angleterre sous le ministère Guizot et, plus spécialement, le voyage que fit en France, en 1843, la reine Victoria.
Au mois de février 1840, Guizot ayant été nommé ambassadeur de France à Londres, l’amitié dont j’ai retracé les péripéties avait subi la plus cruelle des épreuves : celle de la séparation. Il y avait alors trois ans qu’elle durait, cette amitié d’une qualité si rare. Ce qu’elle était devenue, une lettre de Guizot écrite de Londres va nous le dire et nous permettre de mesurer l’étendue du sacrifice que s’étaient imposé, en se séparant, ces amis exceptionnels.
« Mes paroles vous plaisent. Quel plaisir auriez-vous donc si vous voyiez, — réellement voir, — ce qu’elles essayent de peindre ? Vous avez raison : depuis que le monde existe, on a beaucoup dit sur cela ; chacune des mille millions et milliards de créatures qui ont passé sous notre soleil a élevé la voix et répété la même chose avec son plus doux accent. Qu’importe la répétition ? Tout sentiment vrai est nouveau. Tout ce qui sort réellement du fond du cœur est ...
I
Dans une première étude sur la princesse de Liéven[2], j’ai raconté comment se forma entre elle et Guizot, alors qu’ils avaient atteint la maturité de l’âge, la tendre amitié qui devait durer autant qu’eux-mêmes, toujours plus intime et plus profonde. À la lumière de leur volumineuse correspondance, on a vu ce sentiment éclore, s’épanouir, gagner chaque jour en puissance, produire les plus rares fleurs, en dépit des agitations de leur âme, qui auraient pu les flétrir, et le parfum de ces fleurs se répandre sur toute leur vie. Mais ce n’est là qu’un des aspects de leur liaison. Elle en présente un autre dont on ne saurait ne pas tenir compte si l’on veut avoir de cette liaison une idée exacte et cols piète. Le sentiment qu’ils ont poussé si loin ne fait pas tous les frais de leurs relations. Les événemens y ont aussi leur part. Dans les lettres où ils se plaisent à envelopper des formes les plus passionnées les témoignages de leur affection réciproque, il y a toujours place pour les faits quotidiens, d’ordre politique et diplomatique, auxquels ils sont mêlés, tantôt acteurs, tantôt témoins.
Tour à tour député, ambassadeur, ministre, président du Conseil, Guizot a occupé pendant dix ans, sous un prince éclairé, dont il avait conquis la confiance, le premier rang dans le gouvernement, constamment en vedette parmi les orages d’un règne qui n’a guère connu le repos. Il a vu de près non seulement tous les personnages illustres de son pays, mais aussi tous les hommes d’État, jeunes et vieux, qui brillaient de son temps : Metternich, Wellington, Nesselrode, Granville, Palmerston, Aberdeen, d’autres encore. Il les a eus successivement pour adversaires ou pour alliés. Il a traité avec eux des grandes questions internationales et parfois dans les circonstances les plus dramatiques, comme par exemple en 1840, lorsque la question d’Orient menaçait de mettre le monde en feu. La princesse de Liéven connaissait mieux encore que lui ce personnel directeur des affaires européennes. Elle l’avait longuement pratiqué. Elle y comptait des sympathies et des inimitiés. Ils étaient donc exceptionnellement placés l’un et l’autre pour juger les événemens et les hommes. Lorsqu’ils s’écrivaient, ils ne se faisaient pas faute de se dire ce qu’ils en pensaient.
Envisagée à ce point de vue, leur correspondance constitue un document historique d’une autorité incontestable. À tous ceux qu’intéressent les faits, elle offre un attrait égal à celui qu’elle offre, d’autre part, à ceux qui attachent plus de prix’à l’histoire des âmes qu’à celle des événemens. Ce côté documentaire, volontairement négligé dans ce que j’ai déjà révélé des papiers si libéralement offerts à mes recherches, méritait aussi d’être mis en lumière. C’est à cet effet que je rouvre une fois encore ces précieux dossiers, en prenant pour cadre de la suite d’études, dont j’y puise les élémens, les rapports de la France avec l’Angleterre sous le ministère Guizot et, plus spécialement, le voyage que fit en France, en 1843, la reine Victoria.
Au mois de février 1840, Guizot ayant été nommé ambassadeur de France à Londres, l’amitié dont j’ai retracé les péripéties avait subi la plus cruelle des épreuves : celle de la séparation. Il y avait alors trois ans qu’elle durait, cette amitié d’une qualité si rare. Ce qu’elle était devenue, une lettre de Guizot écrite de Londres va nous le dire et nous permettre de mesurer l’étendue du sacrifice que s’étaient imposé, en se séparant, ces amis exceptionnels.
« Mes paroles vous plaisent. Quel plaisir auriez-vous donc si vous voyiez, — réellement voir, — ce qu’elles essayent de peindre ? Vous avez raison : depuis que le monde existe, on a beaucoup dit sur cela ; chacune des mille millions et milliards de créatures qui ont passé sous notre soleil a élevé la voix et répété la même chose avec son plus doux accent. Qu’importe la répétition ? Tout sentiment vrai est nouveau. Tout ce qui sort réellement du fond du cœur est ...