PRÉFACE DE L’AUTEUR.
Il m’est difficile, au moment où je termine à peine cet ouvrage, de m’en tenir éloigné à une distance suffisante pour en parler avec ce calme qu’exige un titre si grave : Préface. L’intérêt que j’y ai pris est si récent et si vif, mon esprit est tellement partagé entre le plaisir et le regret, — le plaisir d’avoir achevé une longue tâche, le regret de me séparer de tous ces personnages avec lesquels j’ai vécu comme avec des amis, — que je craindrais de fatiguer le lecteur que j’aime de mes confidences personnelles et de mes émotions privées.
Et, d’ailleurs, tout ce que je pourrais dire utilement de cette histoire, j’ai essayé de le dire en la racontant.
Peu importerait, peut-être, au lecteur, de savoir jusqu’où va le chagrin de déposer la plume après la conclusion d’une œuvre d’imagination qui a duré deux ans, ou pourquoi il semble à un auteur que c’est une partie de lui-même qu’il renvoie dans le monde des chimères, lorsqu’il se sépare pour jamais des personnages nés de son cerveau. Je n’ai cependant pas autre chose à dire, à moins de confesser (ce qui est moins important encore) qu’aucun de ceux qui liront cet ouvrage ne saurait avoir plus de foi à ce qu’il contient que je n’en eus moi-même en l’écrivant.
Au lieu de regarder en arrière, je préfère donc regarder en avant : reconnaissant du beau soleil et des pluies fécondes qui m’ont encouragé et rendu si heureux pendant que j’écrivais les Mémoires de David Copperfield, il m’est doux de conclure ce volume en entrevoyant avec espoir le jour où je produirai encore mensuellement mes deux feuilles à couverture verte.
Charles Dickens.
Londres, octobre 1850.
Extrait :
SOUVENIRS DE MON ENFANCE.
CHAPITRE Ier. Je suis né.
Dois-je être le héros de ma propre histoire, ou ce rang y sera-t-il occupé par un autre que moi ? c’est ce qu’on verra dans ces pages. Pour commencer par le commencement, je naquis (on me l’a dit et je le crois) un vendredi, à minuit. On remarqua que l’horloge frappait son premier coup de marteau sur l’airain et que je poussais mon premier cri simultanément.
Considérant le jour et l’heure de ma naissance, la garde de l’accouchée et quelques sages commères du voisinage à qui j’avais inspiré le plus vif intérêt plusieurs mois avant qu’il fût possible que nous fissions connaissance, déclarèrent deux choses : — premièrement que j’étais prédestiné à être malheureux ; — secondement que j’aurais le privilège de voir des spectres et des esprits, ce qui était le partage inévitable de tous les enfants infortunés de l’un et de l’autre sexe venus au monde le vendredi depuis minuit jusqu’au matin.
Sur le premier point, je ne m’expliquerai pas ici : mon histoire montrera suffisamment si la prédiction s’est accomplie ; sur le second, je me contenterai de dire qu’à moins d’avoir vu des spectres et des esprits quand j’étais dans mon berceau, je les attends encore. Mais je ne me plains pas qu’on m’ait privé de cette part de mon héritage, et si quelqu’un, par hasard, en jouit à ma place, je la lui laisse de bien bon cœur.
Je naquis avec une coiffe sur la tête, qui fut annoncée en vente, dans les feuilles publiques, au prix peu élevé de quinze guinées [1] ; soit que les marins et les gens allant à la mer fussent à court d’argent à cette époque, soit qu’ils fussent à court de foi et préférassent une camisole en liège, il ne se présenta qu’un seul chaland pour acheter ma coiffe, et c’était un courtier de change qui offrit deux livres sterling en argent avec le surplus en vin de Xérès, ne voulant être garanti de la chance de se noyer à aucune autre condition. Par suite, ma pauvre mère en fut pour ses frais d’annonce, car elle était alors forcée de vendre elle-même son propre xérès. Dix ans après, on mit la coiffe en loterie à une demi-couronne le billet, le gagnant étant tenu de payer une demi-couronne en sus pour les frais. Cinquante billets furent placés et le tirage eut lieu. J’y assistai ...
Il m’est difficile, au moment où je termine à peine cet ouvrage, de m’en tenir éloigné à une distance suffisante pour en parler avec ce calme qu’exige un titre si grave : Préface. L’intérêt que j’y ai pris est si récent et si vif, mon esprit est tellement partagé entre le plaisir et le regret, — le plaisir d’avoir achevé une longue tâche, le regret de me séparer de tous ces personnages avec lesquels j’ai vécu comme avec des amis, — que je craindrais de fatiguer le lecteur que j’aime de mes confidences personnelles et de mes émotions privées.
Et, d’ailleurs, tout ce que je pourrais dire utilement de cette histoire, j’ai essayé de le dire en la racontant.
Peu importerait, peut-être, au lecteur, de savoir jusqu’où va le chagrin de déposer la plume après la conclusion d’une œuvre d’imagination qui a duré deux ans, ou pourquoi il semble à un auteur que c’est une partie de lui-même qu’il renvoie dans le monde des chimères, lorsqu’il se sépare pour jamais des personnages nés de son cerveau. Je n’ai cependant pas autre chose à dire, à moins de confesser (ce qui est moins important encore) qu’aucun de ceux qui liront cet ouvrage ne saurait avoir plus de foi à ce qu’il contient que je n’en eus moi-même en l’écrivant.
Au lieu de regarder en arrière, je préfère donc regarder en avant : reconnaissant du beau soleil et des pluies fécondes qui m’ont encouragé et rendu si heureux pendant que j’écrivais les Mémoires de David Copperfield, il m’est doux de conclure ce volume en entrevoyant avec espoir le jour où je produirai encore mensuellement mes deux feuilles à couverture verte.
Charles Dickens.
Londres, octobre 1850.
Extrait :
SOUVENIRS DE MON ENFANCE.
CHAPITRE Ier. Je suis né.
Dois-je être le héros de ma propre histoire, ou ce rang y sera-t-il occupé par un autre que moi ? c’est ce qu’on verra dans ces pages. Pour commencer par le commencement, je naquis (on me l’a dit et je le crois) un vendredi, à minuit. On remarqua que l’horloge frappait son premier coup de marteau sur l’airain et que je poussais mon premier cri simultanément.
Considérant le jour et l’heure de ma naissance, la garde de l’accouchée et quelques sages commères du voisinage à qui j’avais inspiré le plus vif intérêt plusieurs mois avant qu’il fût possible que nous fissions connaissance, déclarèrent deux choses : — premièrement que j’étais prédestiné à être malheureux ; — secondement que j’aurais le privilège de voir des spectres et des esprits, ce qui était le partage inévitable de tous les enfants infortunés de l’un et de l’autre sexe venus au monde le vendredi depuis minuit jusqu’au matin.
Sur le premier point, je ne m’expliquerai pas ici : mon histoire montrera suffisamment si la prédiction s’est accomplie ; sur le second, je me contenterai de dire qu’à moins d’avoir vu des spectres et des esprits quand j’étais dans mon berceau, je les attends encore. Mais je ne me plains pas qu’on m’ait privé de cette part de mon héritage, et si quelqu’un, par hasard, en jouit à ma place, je la lui laisse de bien bon cœur.
Je naquis avec une coiffe sur la tête, qui fut annoncée en vente, dans les feuilles publiques, au prix peu élevé de quinze guinées [1] ; soit que les marins et les gens allant à la mer fussent à court d’argent à cette époque, soit qu’ils fussent à court de foi et préférassent une camisole en liège, il ne se présenta qu’un seul chaland pour acheter ma coiffe, et c’était un courtier de change qui offrit deux livres sterling en argent avec le surplus en vin de Xérès, ne voulant être garanti de la chance de se noyer à aucune autre condition. Par suite, ma pauvre mère en fut pour ses frais d’annonce, car elle était alors forcée de vendre elle-même son propre xérès. Dix ans après, on mit la coiffe en loterie à une demi-couronne le billet, le gagnant étant tenu de payer une demi-couronne en sus pour les frais. Cinquante billets furent placés et le tirage eut lieu. J’y assistai ...