Extrait :
LA GRANDE ÂME
MAHATMA…[1]
l’Homme qui s’est fait un
avec l’Être de l’univers.
Chapitre I
De tranquilles yeux sombres. Un petit homme débile, la face maigre, aux grandes oreilles écartées. Coiffé d’un bonnet blanc, vêtu d’étoffe blanche rude, les pieds nus. Il se nourrit de riz, de fruits, il ne boit que de l’eau, il couche sur le plancher, il dort peu, il travaille sans cesse. Son corps ne semble pas compter. Rien ne frappe en lui, d’abord, qu’une expression de grande patience et de grand amour. Pearson, qui le voit en 1913, au Sud-Afrique, pense à François d’Assise. Il est simple comme un enfant[2], doux et poli même avec ses adversaires[3], d’une sincérité immaculée[4]. Il se juge avec modestie, scrupuleux au point de paraître hésiter et de dire : « Je me suis trompé » ; ne cache jamais ses erreurs, ne fait jamais de compromis, n’a aucune diplomatie, fuit l’effet oratoire, ou mieux n’y pense pas[5] ; répugne aux manifestations populaires que sa personne déchaîne, et où sa chétive stature risquerait, certains jours, d’être écrasée, sans son ami Maulana Shaukat Ali, qui lui fait un rempart de son corps athlétique ; littéralement malade de la multitude qui l’adore[6] ; au fond, ayant la méfiance du nombre et l’aversion de la Mobocracy, de la populace lâchée ; il ne se sent à l’aise que dans la minorité, et heureux que dans la solitude, écoutant la still small voice (la petite voix silencieuse), qui commande[7]…
Voici l’homme qui a soulevé trois cent millions d’hommes, ébranlé le British Empire, et inauguré dans la politique humaine le plus puissant mouvement depuis près de deux mille ans.
De son vrai nom, Mohandas Karamchand Gandhi. Il est né dans un petit État semi-indépendant, au nord-ouest de l’Inde, à Porbandar, la ville blanche, sur la mer d’Oman, le 2 octobre 1869. Race ardente, remuante, hier encore agitée par les guerres civiles. Race pratique, ayant le sens des affaires, et rayonnant pour son commerce d’Aden à Zanzibar. Son grand-père et son père furent tous deux premiers-ministres, tous deux disgraciés pour leur indépendance, forcés de fuir, et leur vie menacée. Il sortait d’un milieu riche, intelligent, cultivé, mais non de la caste supérieure. Ses parents appartenaient à l’école Jaïn de l’Hindouisme, dont un des grands principes est l’Ahimsâ[8], qu’il devait victorieusement affirmer dans le monde.
Pour les Jaïnistes, l’amour plus que l’intelligence est la voie qui mène à Dieu. Le père du Mahâtmâ n’attachait aucun prix à l’argent, et en laissa peu aux siens, ayant presque tout dépensé en charités. La mère, sévèrement religieuse, était une Sainte Élisabeth hindoue, jeûnant, faisant l’aumône et veillant les malades. On lisait régulièrement le Râmâyana, dans la famille. Sa première éducation fut confiée à un Brahmane, qui lui faisait répéter les textes de Vishnu[9]. Mais plus tard, il s’est plaint de n’avoir jamais été grand clerc en sanscrit : une de ses rancunes contre l’éducation anglaise, qui lui fit perdre les trésors de sa langue. Il est cependant très instruit des Écritures hindoues ; mais il ne lit les Vedas et les Upanishads que dans des traductions[10].
Il passa par une grave crise religieuse, tandis qu’il était encore à l’école. Par révolte contre l’hindouisme idolâtre et dégénéré, il fut — il crut être — pendant quelque temps un athée. Avec des camarades, il alla, dans son impiété, jusqu’à manger de la viande en cachette (le plus affreux des sacrilèges, pour un Hindou !) Il en faillit mourir d’horreur et de dégoût[11].
Marié encore enfant[12], il alla, à dix-neuf ans, compléter ses études en Angleterre, à l’Université de Londres et à l’École de Droit. Sa mère ne consentit à le laisser partir qu’après lui avoir fait prendre les trois vœux Jaïns qui obligent à l’abstention du vin, de la viande et des relations, sexuelles.
Il arriva à Londres, en septembre 1888. Après les premiers mois d’incertitude et de déceptions — il avait gaspillé naïvement beaucoup de ...
LA GRANDE ÂME
MAHATMA…[1]
l’Homme qui s’est fait un
avec l’Être de l’univers.
Chapitre I
De tranquilles yeux sombres. Un petit homme débile, la face maigre, aux grandes oreilles écartées. Coiffé d’un bonnet blanc, vêtu d’étoffe blanche rude, les pieds nus. Il se nourrit de riz, de fruits, il ne boit que de l’eau, il couche sur le plancher, il dort peu, il travaille sans cesse. Son corps ne semble pas compter. Rien ne frappe en lui, d’abord, qu’une expression de grande patience et de grand amour. Pearson, qui le voit en 1913, au Sud-Afrique, pense à François d’Assise. Il est simple comme un enfant[2], doux et poli même avec ses adversaires[3], d’une sincérité immaculée[4]. Il se juge avec modestie, scrupuleux au point de paraître hésiter et de dire : « Je me suis trompé » ; ne cache jamais ses erreurs, ne fait jamais de compromis, n’a aucune diplomatie, fuit l’effet oratoire, ou mieux n’y pense pas[5] ; répugne aux manifestations populaires que sa personne déchaîne, et où sa chétive stature risquerait, certains jours, d’être écrasée, sans son ami Maulana Shaukat Ali, qui lui fait un rempart de son corps athlétique ; littéralement malade de la multitude qui l’adore[6] ; au fond, ayant la méfiance du nombre et l’aversion de la Mobocracy, de la populace lâchée ; il ne se sent à l’aise que dans la minorité, et heureux que dans la solitude, écoutant la still small voice (la petite voix silencieuse), qui commande[7]…
Voici l’homme qui a soulevé trois cent millions d’hommes, ébranlé le British Empire, et inauguré dans la politique humaine le plus puissant mouvement depuis près de deux mille ans.
De son vrai nom, Mohandas Karamchand Gandhi. Il est né dans un petit État semi-indépendant, au nord-ouest de l’Inde, à Porbandar, la ville blanche, sur la mer d’Oman, le 2 octobre 1869. Race ardente, remuante, hier encore agitée par les guerres civiles. Race pratique, ayant le sens des affaires, et rayonnant pour son commerce d’Aden à Zanzibar. Son grand-père et son père furent tous deux premiers-ministres, tous deux disgraciés pour leur indépendance, forcés de fuir, et leur vie menacée. Il sortait d’un milieu riche, intelligent, cultivé, mais non de la caste supérieure. Ses parents appartenaient à l’école Jaïn de l’Hindouisme, dont un des grands principes est l’Ahimsâ[8], qu’il devait victorieusement affirmer dans le monde.
Pour les Jaïnistes, l’amour plus que l’intelligence est la voie qui mène à Dieu. Le père du Mahâtmâ n’attachait aucun prix à l’argent, et en laissa peu aux siens, ayant presque tout dépensé en charités. La mère, sévèrement religieuse, était une Sainte Élisabeth hindoue, jeûnant, faisant l’aumône et veillant les malades. On lisait régulièrement le Râmâyana, dans la famille. Sa première éducation fut confiée à un Brahmane, qui lui faisait répéter les textes de Vishnu[9]. Mais plus tard, il s’est plaint de n’avoir jamais été grand clerc en sanscrit : une de ses rancunes contre l’éducation anglaise, qui lui fit perdre les trésors de sa langue. Il est cependant très instruit des Écritures hindoues ; mais il ne lit les Vedas et les Upanishads que dans des traductions[10].
Il passa par une grave crise religieuse, tandis qu’il était encore à l’école. Par révolte contre l’hindouisme idolâtre et dégénéré, il fut — il crut être — pendant quelque temps un athée. Avec des camarades, il alla, dans son impiété, jusqu’à manger de la viande en cachette (le plus affreux des sacrilèges, pour un Hindou !) Il en faillit mourir d’horreur et de dégoût[11].
Marié encore enfant[12], il alla, à dix-neuf ans, compléter ses études en Angleterre, à l’Université de Londres et à l’École de Droit. Sa mère ne consentit à le laisser partir qu’après lui avoir fait prendre les trois vœux Jaïns qui obligent à l’abstention du vin, de la viande et des relations, sexuelles.
Il arriva à Londres, en septembre 1888. Après les premiers mois d’incertitude et de déceptions — il avait gaspillé naïvement beaucoup de ...