Lettre de Turin, mai 1888.
AVANT-PROPOS
Je me permets un petit soulagement. Ce n’est pas méchanceté pure, si, dans cet écrit, je loue Bizet aux dépens de Wagner. J’avance, au milieu de beaucoup de plaisanteries, une chose avec laquelle il n’y a pas à plaisanter. Tourner le dos à Wagner fut pour moi une fatalité ; aimer ensuite quoi que ce fût, un triomphe. Personne n’était peut-être plus que moi dangereusement difformé par le wagnérisme. Personne ne s’était plus défendu contre lui. Personne ne s’est plus réjoui d’en être débarrassé. Une longue histoire ! Veut-on un mot pour la caractériser ? — Si j’étais moraliste, qui sait comment je la nommerais ! Peut-être Victoire sur soi-même. — Mais le philosophe n’aime pas les moralistes… il n’aime pas davantage les grands mots.
Qu’exige un philosophe en premier et en dernier lieu de lui-même ? De vaincre en lui-même son époque, de devenir « sans époque ». Avec qui a-t-il donc à lutter le plus durement ? Avec ce par quoi est-il l’enfant de son temps. Eh bien ! je suis aussi bien que Wagner l’enfant de cette époque-ci, je veux dire un décadent : seulement, moi j’ai constaté cet état, seulement, moi je me suis défendu. Le philosophe en moi protestait contre le décadent.
Ce qui m’a le plus occupé, c’est, en vérité, le problème de la décadence. J’ai eu pour cela des raisons. « Le bien et le mal » n’est qu’une espèce de jeu de ce problème. Si l’on s’est formé une idée des signes de la décrépitude, on comprendra la morale aussi, on comprendra ce qui se cache sous les noms les plus saints et les formules les plus sacrées qu’on lui donne : la vie appauvrie, la volonté arrivée à sa fin, la grande fatigue. La morale est la négation de la vie… Pour une pareille tâche, il me fallait une discipline personnelle : Prendre parti contre tout ce qu’il y a de malade en moi, y compris Wagner, y compris Schopenhauer, y compris toute la moderne « humanité ». Une profonde aliénation, un absolu refroidissement, un complet éloignement de tout ce qui est époque ou s’y rapportant, et comme souhait le plus élevé, l’œil de Zarathustra, un œil qui contemple tout l’être humain comme tout ce qui s’y rapporte, d’une hauteur infinie. Quel sacrifice ne serait pas digne d’un tel but ? Quelle victoire sur soi-même, quelle négation de soi ne vaudrait pas un semblable résultat ?
Le plus grand événement de ma vie fut ma guérison. Wagner n’appartient qu’à mes maladies. Non pas que je veuille être ingrat contre cette maladie. Si, dans cet écrit, j’entends déclarer que Wagner est nuisible, je ne prétends pas moins dire à qui il est indispensable : au philosophe. Sans cela, on pourrait peut-être se passer de Wagner : mais il n’est pas loisible au philosophe de renier Wagner. Il a la mauvaise conscience d’être de son temps, c’est pourquoi il doit en avoir la meilleure conception. Mais où trouverait-il pour le labyrinthe des âmes modernes, un guide plus initié, un plus savant connaisseur des âmes que Wagner ? Par Wagner, les temps modernes parlent leur langage le plus intime : ils ne cachent ni leur mal, ni leur bien, ils ont désappris toute pudeur d’eux-mêmes. Et réciproquement, on a presque fait le compte de la valeur des modernes, quand on est d’accord avec soi-même sur le bien et le mal chez Wagner. Je comprends parfaitement quand un musicien dit aujourd’hui : « Je hais Wagner, mais je ne supporte plus d’autre musique ». Mais je comprendrais aussi un philosophe qui dirait : « Wagner résume la modernité. Il n’y a rien à faire, il faut être d’abord wagnérien… »
I
J’entendis hier, le croirez-vous, pour la vingtième fois le chef-d’œuvre de Bizet. De nouveau j’écoutai avec une douce dévotion, encore une fois je ne m’enfuis pas. Cette victoire sur mon impatience me surprend. Qu’une pareille œuvre perfectionne ! On devient soi-même chef-d’œuvre. Et réellement, toutes les fois que entendais Carmen, je me semblais plus philosophe, meilleur philosophe qu’auparavant : je devenais si longanime, si heureux, si indou,
AVANT-PROPOS
Je me permets un petit soulagement. Ce n’est pas méchanceté pure, si, dans cet écrit, je loue Bizet aux dépens de Wagner. J’avance, au milieu de beaucoup de plaisanteries, une chose avec laquelle il n’y a pas à plaisanter. Tourner le dos à Wagner fut pour moi une fatalité ; aimer ensuite quoi que ce fût, un triomphe. Personne n’était peut-être plus que moi dangereusement difformé par le wagnérisme. Personne ne s’était plus défendu contre lui. Personne ne s’est plus réjoui d’en être débarrassé. Une longue histoire ! Veut-on un mot pour la caractériser ? — Si j’étais moraliste, qui sait comment je la nommerais ! Peut-être Victoire sur soi-même. — Mais le philosophe n’aime pas les moralistes… il n’aime pas davantage les grands mots.
Qu’exige un philosophe en premier et en dernier lieu de lui-même ? De vaincre en lui-même son époque, de devenir « sans époque ». Avec qui a-t-il donc à lutter le plus durement ? Avec ce par quoi est-il l’enfant de son temps. Eh bien ! je suis aussi bien que Wagner l’enfant de cette époque-ci, je veux dire un décadent : seulement, moi j’ai constaté cet état, seulement, moi je me suis défendu. Le philosophe en moi protestait contre le décadent.
Ce qui m’a le plus occupé, c’est, en vérité, le problème de la décadence. J’ai eu pour cela des raisons. « Le bien et le mal » n’est qu’une espèce de jeu de ce problème. Si l’on s’est formé une idée des signes de la décrépitude, on comprendra la morale aussi, on comprendra ce qui se cache sous les noms les plus saints et les formules les plus sacrées qu’on lui donne : la vie appauvrie, la volonté arrivée à sa fin, la grande fatigue. La morale est la négation de la vie… Pour une pareille tâche, il me fallait une discipline personnelle : Prendre parti contre tout ce qu’il y a de malade en moi, y compris Wagner, y compris Schopenhauer, y compris toute la moderne « humanité ». Une profonde aliénation, un absolu refroidissement, un complet éloignement de tout ce qui est époque ou s’y rapportant, et comme souhait le plus élevé, l’œil de Zarathustra, un œil qui contemple tout l’être humain comme tout ce qui s’y rapporte, d’une hauteur infinie. Quel sacrifice ne serait pas digne d’un tel but ? Quelle victoire sur soi-même, quelle négation de soi ne vaudrait pas un semblable résultat ?
Le plus grand événement de ma vie fut ma guérison. Wagner n’appartient qu’à mes maladies. Non pas que je veuille être ingrat contre cette maladie. Si, dans cet écrit, j’entends déclarer que Wagner est nuisible, je ne prétends pas moins dire à qui il est indispensable : au philosophe. Sans cela, on pourrait peut-être se passer de Wagner : mais il n’est pas loisible au philosophe de renier Wagner. Il a la mauvaise conscience d’être de son temps, c’est pourquoi il doit en avoir la meilleure conception. Mais où trouverait-il pour le labyrinthe des âmes modernes, un guide plus initié, un plus savant connaisseur des âmes que Wagner ? Par Wagner, les temps modernes parlent leur langage le plus intime : ils ne cachent ni leur mal, ni leur bien, ils ont désappris toute pudeur d’eux-mêmes. Et réciproquement, on a presque fait le compte de la valeur des modernes, quand on est d’accord avec soi-même sur le bien et le mal chez Wagner. Je comprends parfaitement quand un musicien dit aujourd’hui : « Je hais Wagner, mais je ne supporte plus d’autre musique ». Mais je comprendrais aussi un philosophe qui dirait : « Wagner résume la modernité. Il n’y a rien à faire, il faut être d’abord wagnérien… »
I
J’entendis hier, le croirez-vous, pour la vingtième fois le chef-d’œuvre de Bizet. De nouveau j’écoutai avec une douce dévotion, encore une fois je ne m’enfuis pas. Cette victoire sur mon impatience me surprend. Qu’une pareille œuvre perfectionne ! On devient soi-même chef-d’œuvre. Et réellement, toutes les fois que entendais Carmen, je me semblais plus philosophe, meilleur philosophe qu’auparavant : je devenais si longanime, si heureux, si indou,